Textes de Laure Blanc-Benon:

texte du catalogue de l'exposition au château de Kerjean, 2011

texte d'accompagment de l'exposition"Repas", Galerie Isabelle Gounod 2010

 

 


Pour mieux comprendre, précisons que les images ne sont pas ce que l’on croit de prime abord. L’image n’est pas le tableau, elle n’est pas la photographie, au sens où elle ne coïncide pas avec son support. Comme l’a si bien expliqué l’historien de l’art Hans Belting dans Pour une Anthropologie des images (2004), il faut distinguer trois éléments dans l’image : l’image proprement dite, le corps et le médium. L’image est ce qui est représenté (abstrait ou figuratif, peu importe, il s’agit de ce que l’on retient sous forme d’image) ; le corps est le corps du spectateur qui regarde l’image et s’en forme ainsi une image mentale ; le médium est le support de l’image.
Les visages qui hantent l’histoire de l’art ont dès lors toujours une existence triple : ils existent (ou ont existé) en tant qu’image mentale dans l’esprit de tous ceux qui les ont connus de leur vivant ; ils existent en tant que représentation concrète dans toutes les images qui les prennent pour motif (que ce soit Vélasquez ou Martin Bruneau) ; et ils existent comme images mentales dans l’esprit des spectateurs qui se les sont pour ainsi dire « incorporés » en contemplant les tableaux. En effet, la toile et les marques picturales constituent le médium qui permet à l’image de s’incarner, mais notre propre corps est également un médium à part entière si l’on considère qu’il est le siège de la mémoire et de toutes les images mentales qui la constituent. Les images du souvenir se forment dans notre corps qui est un médium vivant. Les images vues se métamorphosent en images remémorées : on assiste au passage du médium support (la toile) au corps comme médium naturel. Nous désincarnons les images dans un premier temps pour les réincarner dans notre propre corps : en regardant un tableau, nous permettons à l’image d’effectuer un changement de médium. Grâce à la mémoire, notre corps est un support d’images qui nous permet d’entretenir un rapport toujours renouvelé à l’histoire.
D’un point de vue anthropologique, l’image mentale permet de penser le lien entre toutes les formes d’images qui existent concrètement au fil des siècles. Qu’est-ce qu’une image ? D’abord une forme mentale, une sorte de « nomade » (Hans Belting) qui trouve à s’incarner dans un matériau, un support. Peindre est alors une des manières possibles de permettre à une image de s’incarner dans un médium. Et c’est parce que l’image est toujours susceptible de se détacher de son support, d’avoir une existence propre indépendamment du médium qui l’incarne, que les images du passé nous touchent. Quand nous regardons un portrait peint, nous ne confondons pas le tableau avec une chose ou avec un vrai corps, nous percevons l’image dans le tableau et si cette image réussit à nous toucher, c’est parce que nous supposons que l’image que nous voyons trouve son origine au-delà du tableau que nous voyons, au-delà du médium qui l’abrite et lui donne sa visibilité ; nous ne voyons pas seulement l’image comme une chose figée mais nous percevons en elle le signe d’une présence passée. L’image et le médium dans lequel elle s’incarne adhèrent l’un à l’autre mais ils ne sont pas pour autant identiques car la même image peut trouver à s’incarner ailleurs et autrement. Déambuler dans le château et y croiser les toiles de Martin Bruneau n’est donc pas innocent. Cette déambulation dévoile le lien essentiel que toute image entretient avec le corps et la mémoire.
Il faut dire encore un mot de la relation entre l’image et le lieu qui l’abrite. Cette relation est complexe mais la présence des tableaux de Martin Bruneau au Château de Kerjean peut nous aider à l’appréhender. On peut distinguer grossièrement trois étapes : autrefois, les images étaient liées à un culte religieux et intimement reliées au lieu qui les abritait. Le lieu était sacré et le spectateur venait voir l’image en un lieu : image et lieu étaient intrinsèquement liés. Puis avec l’invention du musée, les images entrèrent en un lieu coupé de tout lieu géographique. Aujourd’hui les images ont en grande partie retrouvé leur liberté et sont devenues de vrais nomades sur tous les écrans qui peuplent notre quotidien dans le monde entier. Hans Belting formule clairement le changement : « Il y a tant de lieux qui n’existent pour nous qu’en images, alors qu’autrefois, c’était uniquement le cas pour les lieux du passé. Les lieux ; on s’en est fait de tout temps des images ou c’est par des images qu’on s’en souvenait ; mais cela supposait qu’on y était allé ou qu’on y avait vécu à une autre époque. Aujourd’hui par contre, il y a d’innombrables lieux que nous ne connaissons qu’en images, de sorte qu’ils ont acquis pour nous une présence d’une autre sorte. Ainsi voit-on se décaler la relation entre image et lieu. Plutôt que d’aller voir des images dans des lieux déterminés, nous préférons aujourd’hui visiter des lieux en images » .

Au château de Kerjean, les tableaux de Martin Bruneau trouvent bien un lieu. Ici nous ne visitons pas un lieu en image mais nous rencontrons des images dans un lieu. La peinture de Martin Bruneau investit, non pas un musée, mais un lieu géographique précis, un lieu historique, un lieu de vie. Notre époque voit les espaces de communication progressivement remplacer les espaces géographiques. La peinture cependant reste un acte profondément ancré dans un lieu, parce qu’elle est profondément ancrée dans le corps, celui du peintre qui produit l’image, la « dépose » dans un médium, et celui du spectateur qui la regarde et se l’incorpore sous forme d’image mentale. Imaginons un monde sans le château de Kerjean et sans les toiles de Martin Bruneau. Qu’y perdrions-nous ? Un peu de mémoire sans doute, donc beaucoup de nous-mêmes. « Interesting » nous disent les crânes de la vanité de Martin Bruneau ; sur quel ton le dire ? Nulle ironie dans ce mot, seulement matière à réflexion.

 

Laure Blanc-Benon


BELTING, Hans, Pour une Anthropologie des images, Paris, Gallimard, 2004, p. 84.


 

Le tumulte de la peinture

Peindre ce que l'on voit n'a rien d'aisé. Même si à l'époque classique la hiérarchie des genres voulait qu'il soit plus facile de peindre ce que l'on voit (une nature morte) que ce que l'on ne voit pas (une scène mythologique). Que peint Martin Bruneau ? Peint-il des images ? Des portraits ? Des natures mortes ? Des toiles abstraites ? Sa peinture est travaillée depuis de nombreuses années déjà par cette question désarmante : que peindre aujourd'hui ? Représenter la réalité, avec comme seul moyen la composition picturale, tel est le problème de départ, problème sans âge.
Avec sa nouvelle série de Repas, Martin Bruneau atteint un état d'équilibre dans le monde de peinture qui est le sien. Premier temps : un dîner qui a eu lieu et des photographies prises au moyen d'un téléphone portable, de ces images platement illustratives ou narratives qui saturent notre quotidien. Deuxième temps : le travail silencieux de la peinture. Troisième temps : la série des Repas, série de toiles qui fait voir et même entendre la présence de la réalité au travers de corps et d'objets représentés. Il y a bien représentation mais au sens de la présence d'une Figure : ni natures  mortes, ni portraits, ni toiles abstraites, et pourtant tout cela à la fois.

Formats. Le repas donne lieu à des toiles devant lesquelles on déambule, de grand format, mais également à des fragments, des détails qui sont traités comme des natures mortes sur de plus petits formats. La série fait donc référence à différentes traditions picturales. Mais le jeu sur les formats introduit un mouvement qui fait également songer au cinéma (plus qu'à la photographie dont est partie la série). Il permet comme un voyage immobile, à l'instar du spectateur de cinéma plongé dans le noir, immobile dans le fond de son siège et qui voit s'enchaîner plan général, plan rapproché, gros plan, sans parler des effets de mouvement comme le zoom par exemple. Dès lors qu'elle n'est ni purement figurative, ni purement abstraite, la peinture fait appel au mouvement du spectateur qui, par ses avancées et ses reculs, fait varier la distance à laquelle les marques ou taches deviennent des signes dans la composition. Les détails peints sur de petits formats sont autant de « visions de près » que le peintre nous livre comme pendant à ses « visions de loin » que sont les tablées. De même que Diderot s'avançait et se reculait face à une toile de Chardin, nous sommes invités à chercher la présence du réel dans les détails d'une feuille de salade que l'on scrute de près comme dans le sourire lointain d'un visage qui s'estompe sur le fond de la toile.

Cadrage. Martin Bruneau avait déjà coupé les têtes dans la série des Duchesse Goya ; il les avait aussi déjà dé-figurées dans sa série de Têtes d'après Lucas Cranach : le contour restait net mais le visage était travaillé de manière abstraite, au moyen de touches bien visibles. Ici encore, dans ces représentations d'un repas, les têtes et les visages sont en partie hors du cadre, hors-champ pourrait-on dire. Il ne s'agit pas d'une vue d'ensemble, nous n'avons pas le recul nécessaire : nous sommes à table nous aussi, spectateur et convive à la fois. Nous sommes donc dans la peinture, que nous nous approchions ou que nous nous reculions ne change rien au fait que nous ne pouvons pas en sortir complètement, comme ce serait le cas pour la peinture illustrative ou narrative. La peinture ici nous impose sa présence et nous englobe. Les convives en face de nous, non seulement sortent en partie du cadre de la toile, mais se fondent également dans l'arrière-plan, de couleur vive (rose ou vert) ou bien d'un blanc ou d'un gris-bleu lumineux. Ils devraient ressortir sur ces fonds clairs mais les traits s'estompent car les visages sont travaillés de manière abstraite, si l'on entend par là que la touche reste visible et ne se transforme pas complètement en signe, en « trait du visage ». Parfois les touches se fondent entre elles et contribuent à aplanir la représentation comme lorsque des touches blanches figurant la fumée et la chaleur qui s'élèvent au-dessus des bougies se juxtaposent à des touches bleues pâles sur le pull d'un convive, sur sa main, sur son visage et sur l'arrière plan. Ces différentes touches appartiennent au même plan de peinture même si dans l'image elles sont censées être le signe de trois plans différents s'étageant en profondeur (la bougie, le convive, le fond). La prédominance du noir sur les vêtements et sur la table contribue également à rabattre sur le même plan de peinture ce qui figure dans la réalité sur deux plans orthogonaux l'un à l'autre, renforçant la dimension de négation de l'illusion figurative.

Quadrillage. La grille est également récurrente dans le travail pictural de Martin Bruneau. Elle aussi a pour effet de casser tout effet narratif ou illustratif de la représentation figurative. Dans l'histoire de la peinture, la grille est liée à la figuration par le biais d'Alberti et de la perspective mais également à l'abstraction en tant que forme géométrique que l'on songe à Mondrian ou à Vasarely, ou même à François Rouan pour qui la grille permet de peindre entre les dessus et les dessous de la peinture.  Dans la seule toile de la série des Repas dans laquelle les bustes des convives apparaissent en entier, le recours au quadrillage permet d'obtenir un effet similaire à celui du cadrage qui coupe les têtes à mi-hauteur : au lieu de voir se succéder trois plans (la table, les bustes des convives et le fond) le quadrillage ramène tout sur le même plan, celui de la peinture en tant que matérialité. La toile n'est pas comme une fenêtre : notre regard ne passe pas au travers et le quadrillage permet de confondre en un seul plan le fond de l'image et le premier plan. Mais ce plan sur lequel tout est ramené n'est pas plat pour autant : il a une épaisseur qui apparaît au regard dès lors qu'on scrute les touches qui débordent par-dessus ou par-dessous l'ancien emplacement des bandes de scotch. Ni abstraite, ni figurative, la peinture de Martin Bruneau explore la paradoxale épaisseur du plan. Lorsqu'elle s'attaque à la figure, elle a besoin de techniques appropriées pour éviter toute identification : lorsque les visages ne sont pas tronqués, leur traitement abstrait au moyen de larges touches est accentué et la ressemblance s'estompe. Dans les toiles qui sont des fragments de nature morte, le quadrillage produit également un effet d'abstraction qui vient équilibrer la dimension nécessairement figurative de toute nature morte. En peignant par dessus des bandes de scotch qui sont ensuite ôtées, Martin Bruneau introduit un interstice à même le plan de la toile et produit ainsi un effet de profondeur qui n'a rien à voir avec l'illusion qui consiste à passer au travers de la fenêtre de la peinture. Le regard perçoit bien une assiette jaune remplie de salade verte mais lorsqu'il cherche à se fixer, il oscille entre différents plans : les touches mêlées de vert et de blanc (mélange inachevé qui laisse le pigment pur apparaître) débordent d'un carré du quadrillage sur l'autre, rendant impossible l'identification du dessus et du dessous, du devant et du derrière. Quand les touches de vert débordent d'un carré sur l'autre, enjambant ainsi le quadrillage, elles font passer le quadrillage au second plan, mais quand la touche jaune signifiant le contour de l'assiette passe « par-dessus » les touches vertes, le quadrillage repasse au premier plan. Cet effet est renforcé par le traitement de la luminosité propre au noir : les carrés plus mats dans lesquels le noir se teinte de reflets rouges sont-ils au premier ou au second plan ? Il y a donc bien une épaisseur du plan de peinture qui déborde la planéité idéale de la surface peinte. Les objets représentés n'apparaissent pas au-delà de la toile, comme au travers d'une fenêtre, ils sont pris dans la toile, qui a une épaisseur. S'il l'on repense aux photographies numériques qui ont servi de point de départ au travail du peintre, un gouffre est franchi : nous sommes passés d'une image platement illustrative à l'épaisseur du plan de peinture. Quand la photographie du repas invite seulement notre regard à traverser le plan du papier ou de l'écran pour voir l'image en profondeur, la peinture au contraire retient notre regard dans cette épaisseur du plan qui crée une véritable présence des personnages et des objets, même si leurs traits ne sont pas immédiatement identifiables.

Éclats. Les couleurs vives contrastent avec le noir qui prédomine, comme le caractère muet de la nature morte contraste avec les éclats de voix et de rires qu'on devine sur les bouches esquissées, avec les bruits de couverts qui s'entrechoquent. Le silence de la nature morte crée un contrepoint au tumulte d'un dîner en ville, comme lorsque l'on assiste à l'un de ces dîners et que l'on ne fait plus attention à ce que se dit mais que l'on ne perçoit qu'un fond sonore indistinct. Passer du temps à  regarder la série des Repas, c'est voir comment des éléments aussi hétérogènes ontologiquement que des corps vivants, des objets fabriqués, des éléments naturels ou des sons « tiennent ensemble ». Le peintre compose une présence. Le piège de la peinture, son échec possible, est la transparence totale, lorsque le spectateur passe au travers de la toile sans voir la peinture. Peindre pour sortir de la figuration. Faire de la peinture pour éviter le piège d'un certain usage de la photographie qui rend les images lisses et muettes. Le peintre est un équilibriste qui évite de passer à travers la fenêtre mais également de s'embourber dans la matérialité de la peinture. Si l'équilibre est atteint, la réalité se tient là, face à nous et nous fait exister face à elle. S'il est rompu dans un sens ou dans l'autre, il n'y a plus rien à voir sur la toile.

A l'heure où les images de toutes sortes surgissent sur nos écrans dans un flux continu, Martin Bruneau s'arrête pour s'installer dans une durée qui nous donne le sentiment d'exister. Peindre prend du temps, regarder la peinture aussi. Pendant ce temps, on n'agit pas. Mais percevoir le temps qui passe est le privilège de ceux qui sont véritablement présents et sentir qu'on existe est une condition pour exercer pleinement sa liberté.

 

Laure Blanc-Benon,
Lyon décembre 2010

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