Entretien avec Martin Bruneau et Caroline Coll, directrice artistique de l’abbaye de Maubuisson.

Je répète quelque chose qui a été souvent dit et qui peut passer pour une platitude, ou bien pour une échappatoire : or je pense vraiment que la situation actuelle de la pensée - c’est-à-dire le positionnement même de la chose ou de l’index « politique » - exige plus que jamais que l’engagement politique d’un philosophe de métier soit dans son travail.
Jean-Luc Nancy, Interview dans le magazine Vacarme

1. Contrairement à un grand nombre d’artistes actuels, ta pratique n’est pas pluridisciplinaire. Tu es essentiellement et profondément peintre. Il t’arrive aussi de sculpter, à une échelle plutôt monumentale d’ailleurs. Peux-tu nous préciser quels ont été ta formation et ton parcours ?

Paradoxalement, j’ai eu une formation pluridisciplinaire. Je suis diplômé de l’Université Concordia, à Montréal où le département d’arts plastiques est (était) très orienté vers les nouvelles formes d’expression plastiques avec une section Nouvelles Technologies très performante et des enseignants qui étaient dans la pratique pluridisciplinaire. J’ai réalisé de nombreuses installations à l’époque utilisant des hologrammes sinon des télévisions détournées (on était en pleine période Nam June Paik) et autres expériences de la sorte. Ce type de travail m’a toujours séduit et me donne encore envie, mais j’ai vite eu le sentiment que la complexité de la forme nécessitait en contrepartie une pensée simple. J’ai donc choisi de me concentrer sur la peinture qui était la forme qui me parlait le plus.

2. Comment vis-tu cette position de peintre au regard de ce qu’est la scène artistique internationale ?

J’ai l’impression que les pratiques artistiques qui sont le plus en vogue dans le monde de l’art actuel posent surtout des questions de société, souvent critiques à l’égard de celle-ci. J’ai une démarche qui s’adresse à la peinture comme ontologie, je cherche par le biais de ma pratique à connaître le monde plutôt dans un esprit philosophique que d’apporter des réponses de manière messianique. Du coup, mon travail est moins spectaculaire et passe inaperçu dans un monde ultra communicationnel. Mais cela ne lui enlève pas pour autant de la valeur et les questions qu’il soulève dans un mode conventionnel sont tout aussi valables, plus complexes peut-être, et plus discrètes surtout.

3. A Maubuisson, tu présentes deux nouvelles œuvres de très grand format. Une toile de Philippe de Champaigne, l’Ex voto représentant la guérison miraculeuse de sa fille Catherine, alors âgée de 27 ans, en a été le point de départ.
Outre la filiation historique – aux côtés de Catherine, Philippe de Champaigne a peint Agnès Arnauld qui était la sœur d’Angélique Arnauld, abbesse de Maubuisson – qu’est-ce qui retient ton attention dans la peinture de ce grand maître classique ?

Le choix de la toile de Champaigne s’est présenté assez simplement, par le biais de l’histoire de l’abbaye et des liens importants que cet artiste entretenait avec le jansénisme. Depuis plusieurs années je travaille à partir de peintres de l’époque classique. Cette période selon moi joue un rôle important dans l’histoire de la peinture et représente le point culminant d’une vision de cet art. Foucault, dans Les Mots et les Choses considère cette époque comme celle d’un changement d’épistème (ou paradigme), déterminant dans l’avènement de l’époque moderne.
Ma première rencontre avec l’œuvre de Champaigne date d’un séjour à Marseille où j’ai vu une petite toile qui m’a beaucoup marqué. Champaigne est un peintre qui sait travailler dans la simplification des formes sans pour autant perdre le sens du mouvement, de la dynamique. Il réussit à allier l’énergie baroque d’un Rubens avec la sobriété des couleurs et formes d’un Van Eyck. En cela, il me fait penser à Bach.
J’ai choisi de réaliser deux très grandes peintures, format qui reprend ceux des grandes commandes de l’époque. Je désirais d’une part me confronter en tant que peintre à ces dimensions, et d’autre part je voulais que cette exposition se vive plus comme une expérience et non comme un accrochage de tableau, exposition de peintures. C’était pour moi une autre manière de prendre en compte la part imposante de l’histoire du lieu.

4. Depuis quelques années déjà, ta peinture est ainsi aux prises avec les grands maîtres du passé : Rembrandt, Vélasquez, Van Dyck, Goya, Gainsborough, Poussin, Zurbaran… Quelle est la nature de la relation que tu entretiens à l’histoire, particulièrement à l’histoire de la peinture ?

J’ai débuté mes études universitaires dans le département d’histoire. Cette expérience a influencé ma perception de l’art. Ensuite, quand j’étais étudiant en art, dans une scène artistique où on ne cessait de répéter la mort de la peinture, je me demandais pourquoi les musées étaient de plus en plus fréquentés et qu’est-ce qui faisait que la peinture qu’on y trouvait était valable et non celle qui se faisait aujourd’hui. Cela m’a amené à me demander ce qui définissait une ‘peinture’.  Mes lectures en phénoménologie et en sémiologie (Merleau-Ponty, Barthes, Gadamer, Jauss) ont ensuite nourri et orienté ma pratique.

5. Par-delà le sujet, ce que semble interroger ta peinture c’est la peinture elle-même. Peux-tu nous en dire davantage sur cette interrogation, en particulier sur ta manière d’aborder le rapport entre abstraction et figuration ?

J’ai grandi en Amérique. Ma mère dirigeait une galerie d’art associative où j’allais après l’école et où je voyais les formes d’art en vogue à cette époque, c'est-à-dire à la fin des années soixante, début soixante-dix ; peintures abstraites fortement influencées par l’abstraction expressionniste américaine et début du minimalisme, pop art, etc. Pour l’Amérique, la peinture « commence » avec cette période, cela la constitue, la définit. Cette influence demeure enfouie de manière particulièrement forte chez moi. Mais je perçois la peinture comme une totalité ; l’abstraction existe à cause de la figuration, et vice versa.
Un des artistes qui m’a le plus marqué est Rauschenberg. Il est l’un des premiers à avoir utilisé une représentation comme signe et non comme re-présentation. Il a ainsi attaqué la tournure essentialiste ou psychologisante des expressionnistes abstraits. Je poursuis à ma façon cette démarche et pour paraphraser Cézanne je refais du Rauschenberg d’après la Peinture.
Ce qui m’intéresse est de mettre en relation des formes de peintures, figuratives, abstraites, comme signes aléatoires et voir ce qu’ils racontent. De ce point de vue, je suis fondamentalement un peintre « abstrait », de la même manière que le revendique Baselitz ou Richter. La figuration n’est pas perçue comme élément servant à illustrer une trame narrative, mais comme un élément parmi d’autres, signes parmi des signes. Seulement, ces signes ont une charge beaucoup plus importante qui doivent être contrebalancés.

6. Lorsque dans tes tableaux, tu convoques la figure de l’infante peinte par Vélasquez ou celle du capitaine Frans Banning Cocq immortalisé par Rembrandt dans la Ronde de Nuit, il me semble que ce ne sont ni la référence, ni la filiation qui t’intéressent mais plutôt la contemporanéité de ces images….

Je vis notre rapport à la peinture comme celui d’une simultanéité : nous pouvons voir en même temps des peintures abstraites et des peintures figuratives, des peintures du passé ou du présent, passant de l’une à l’autre sans barrière. L’histoire de l’art trame une chronologie autour de la peinture, mais cette chronologie est narrative plutôt que visuelle. Cette contemporanéité des formes est ce qui définit le plus profondément la relation actuelle à la peinture, plus que la logique chronologique établie par l’histoire de l’art.

7. De fait, ton travail se constitue en partie autour de la possibilité qui t’est offerte d’utiliser ces images (ces icônes) comme des signes complexes. Est-ce bien la volonté d’épuiser le sens d’une figure qui te conduit à toujours procéder par séries ?

L’idée de la série renvoie à Monet et à Warhol. Plutôt que d’épuiser, j’ai l’impression de constater l’infinie variation possible d’une forme. En même temps, en répétant cette forme, je neutralise la teneur narrative pour qu’elle devienne le plus possible une forme abstraite. En cela on peut parler de tentative d’épuisement. Mais c’est peine perdue, la figure revient toujours à sa complexité.

8. Contrairement à ce qui a pu être écrit, je pense que la ressemblance, pas plus que la citation, ne se trouve au cœur de tes préoccupations formelles. Dans tes toiles, la question de la représentation est toujours envisagée de façon problématique.
Dans cette perspective, la disparition récurrente des figures – par recouvrements de motifs abstraits (trames géométriques soigneusement tracées ou larges coups de pinceaux brossés à grands traits) – ne doit-elle pas se lire comme une interrogation sur l’oubli et les failles de la mémoire ? [NB : C’est-à-dire au fond sur l’impossible re-présentation ?]

Comme pour la répétition, la disparition ou le recouvrement sert à détacher l’image de sa valeur narrative ce qui me permet de m’en servir comme élément abstrait ou formel.
Le recouvrement joue plusieurs rôles. Il crée une tension par son opposition, sa violence. Il organise formellement le tableau dans le cas des structures en quadrillage. Dans les portraits, le spectateur projette sa propre idée de la ressemblance, ou sinon il accepte l’idée d’un portrait par défaut – de la même façon que l’on pense à quelqu’un parce qu’il est absent. Donc, plutôt que des failles de la mémoire, c’est de la capacité d’invention ou de projection de l’esprit dont il s’agit.

9. Je crois que l’attitude post-moderne à laquelle est souvent assimilée ta démarche mérite d’être reconsidérée. Par-delà les effets de surface que produit ta « belle » peinture, j’y vois, quant à moi, une interrogation nécessaire sur notre capacité à tirer des leçons de l’Histoire. Ni témoignage du présent, ni citation du passé, dirais-tu que le travail du peintre consiste à « rendre tangibles les esprits et les formes qui traversent le temps » ?

Je ne sais pas si le peintre a un rôle. Je constate simplement, en peinture comme ailleurs, que nous nous répétons, que nous recommençons les mêmes gestes de façon différente. Les techniques évoluent et affectent notre mode de vie, mais j’ai l’impression que fondamentalement l’homme reste ce qu’il est.

10. Autoportraits, références au passé, portraits de ton entourage, variations autour du thème de la tête, totems… Ta peinture paraît éviter tout sujet politique ou de société ; ce qui, je m’empresse de le dire, n’entame nullement sa dimension critique.
Ce n’est pas le cas dans ces nouvelles toiles, en particulier avec cette image de naufrage, vision quasi-photographique et métaphore des désastres écologiques qui nous guettent. Peux-tu préciser la pensée à l’œuvre dans ces nouveaux thèmes ?

J’ai très souvent intégré, sinon travaillé en réaction à un événement politique. Seulement, comme je ne l’affirme pas, je ne le ‘dis’ pas, cela passe inaperçu. Généralement, vis-à-vis d’évènements sociaux, je préfère prendre une position de réflexion plutôt que d’être immédiatement réactif. Cela ne signifie pas que je n’ai pas de position ou d’opinion politique, seulement je cherche à approfondir les causes d’une situation et de réfléchir à une signification longue. Cette attitude est aussi celle que j’adopte vis-à-vis de l’art. J’ai eu une formation artistique universitaire, donc j’étais assez bien informé malgré cela j’ai toujours cherché à comprendre par moi-même le ‘pourquoi’ des choses. Je suis fondamentalement ‘empiriste’ et certainement méfiant à l’égard des ‘vérités’.  J’utilise donc la peinture comme un des outils de questionnement et de compréhension du monde.
La série des ‘Totems’ s’est faite suite à un événement politique qui s’est déroulé entre des amérindiens et les autorités au Québec. Ma position, indépendamment de mon soutien à leurs revendications du moment, est qu’aujourd’hui il est problématique de prétendre à une identité culturelle de manière exclusive compte tenu du brassage de populations et des modes de diffusion de la culture. J’ai voulu revendiquer, à mon tour, ma part d’appartenance à la culture amérindienne en faisant des totems et simultanément à la culture européenne en les réalisant en peinture à l’huile sur toile.
Dans les toiles que je vais présenter à Maubuisson, j’ai choisi d’intégrer des éléments qui font référence à notre présent ; centrales nucléaires, naufrage en antarctique. Ces images servent d’une part à localiser fermement ces peintures dans notre monde. D’autre part, elles font contrepartie au sujet de l’Ex voto, c’est-à-dire la notion de miracle ou de sauvetage divin. Ces toiles peuvent éventuellement se lire comme une question : Qu’est-ce qui sauvera notre monde ? Quelle croyance : scientifique/technique ou mystique/religieuse ? En cela elles traitent de sujets politiques d’actualité, mais sans revendications idéologiques prédéfinies. Les réponses restent ouvertes.

11. Les deux toiles que tu présentes à Maubuisson ne constitueraient-elles pas un véritable manifeste de ta peinture ?  Elles opposent aux tenants de la nouveauté (qu’il s’agisse d’art, de science ou d’industrie) la nécessité, devenue vitale, de se penser et de penser son activité comme un héritage à préserver et à transmettre. Cette position que tu défends depuis presque vingt ans ne fait-elle pas l’actualité sociale et politique de ton travail ?
Selon toi, ce qui peut aujourd’hui légitimer l’art n’est pas la nouveauté des formes mais la capacité à se définir comme héritier…

Comme beaucoup de personnes de ma génération qui ont navigué dans l’univers de la culture, j’ai senti la pression de la pensée structuraliste qui voulait (dans sa forme la plus radicale) que nous soyons déterminés par notre environnement social immédiat. Je commence maintenant à comprendre que j’ai travaillé sur deux fronts vis-à-vis de cet entourage intellectuel. D’un côté j’ai cherché à savoir quelle était ma marge de liberté face à ce déterminisme socioculturel, et de l’autre côté j’ai voulu connaître mon identité à partir de cette marge de liberté.
Je ne cherche pas à défendre une position conservatrice qui voudrait à tout prix préserver un héritage. Pour revenir à cette idée d’identité et de liberté, je tiens seulement à comprendre et essayer de rendre visible la manière que l’on a d’utiliser sinon d’instrumentaliser des formes du passé pour constituer notre présent, que ce soit en politique ou en art. Nous sommes formés, forgés par les discours que nous avons absorbés. Je crois que nous avons en partie le choix de produire la lecture de ce passé, de le rééditer en quelque sorte. Cette relecture ne peut que se faire de manière volontaire et avec application, autrement dit, nous nous devons d’être critiques vis-à-vis de ce que nous considérons comme nos vérités et accepter que l’on devra peut-être les réécrire. En ce sens, l’idée même de « nouveauté » est à comprendre dans toute sa profondeur : d’où nous vient l’idée du ‘nouveau’ et en quoi est-ce véritablement ‘nouveau’ ?

12. A l’heure ou de plus en plus de gens admettent qu’aucun progrès ne va sauver le monde, cela mérite qu’on y revienne, non ?

Je ne comprends pas vraiment cette question. Ma perception du « progrès » est celle que progrès d’un côté égale régression quelque part ailleurs ; il faut en être conscient et choisir en conséquence. Pour revenir à la question sur le rôle de l’artiste. J’ai l’impression qu’on voit dans l’artiste aujourd’hui une sorte de figure magique, celui qui connaîtrait une vérité sur le monde et qui se devrait de nous la donner à voir. Mais l’artiste n’a ni plus ni moins accès à des vérités qu’aucune autre personne. Comme dans n’importe quelle profession, il y a des gens qui répètent ce qu’ils ont appris et d’autres qui cherchent un peu plus loin. Et ceux qui passent complètement à côté…

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